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Tribune libre

Au nom des racines, on tronçonne l'Histoire 

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C’est la dernière mode, le dernier cri de ralliement de soi-disant patriotes: nos fameuses « racines judéo-chrétiennes ». Comme si la France avait été plantée par Dieu, entre deux versets de l’Ancien Testament, dans un terreau certifié made in France . 
C’est devenu un slogan. Une carte d’identité imaginaire. Une racine unique, bien droite, bien blanche, bien chrétienne — et soudainement, judéo-chrétienne, pour faire plus inclusif.
Sauf qu’on oublie un détail : pendant 1 800 ans, les Juifs n’étaient pas inclus. Ils étaient expulsés (1306, 1322, 1394), taxés, discriminés, désignés comme boucs émissaires. Interdits de pratiquer les métiers nobles. 
Et quand enfin la Révolution les a reconnus comme citoyens à part entière, c’était moins par amour que par principe. 
J’ai failli oublier nos chers collabos qui dénonçaient leurs voisins juifs à la milice pétainiste. Ce gouvernement magnifique qui avait instauré la loi anti-juif de son propre chefs sans même attendre les ordres de Berlin.
Et aujourd'hui, on colle « judéo » devant « chrétien » comme une rustine morale. Mais c’est un peu comme si on se vantait d’un héritage de famille après avoir fait zigouillé tout le monde.
Et pendant ce temps-là, on utilise cette racine-là — prétendument sacrée — pour justifier l’exclusion. Pour interdire un voile. Pour rejeter un prénom. Comme si la laïcité était une arme de dissuasion massive, pointée sur les têtes des autres. Alors qu’à l’origine, la loi de 1905 servait à libérer la République de la domination catholique, pas à contrôler les garde-robes.
L’ironie est cruelle. Hier, l’Église interdisait qu’on pense. Aujourd'hui, certains voudraient interdire qu’on croie. Et toujours au nom de la liberté.
Et puis, il y a cette confusion, de plus en plus violente, entre antisémitisme et critique du sionisme. Comme si s’interroger sur les politiques d’Israël revenait à réhabiliter l’affaire Dreyfus. C’est une imposture intellectuelle. Une arme rhétorique. On interdit des manifestations pour la Palestine au nom de la lutte contre la haine, tout en laissant des candidats ouvertement xénophobes parler d’identité et de sécurité, la bouche pleine de citations bibliques et les poches vides de mémoire, tout en laissant aussi défiler dans nos rues les hardes noires aux croix celtiques (tiens un symbole bien païen d’ailleurs et bien détourné de sa symbolique initiale, comme la croix gammée). 
Et pendant ce temps-là, les Juifs de France, les vrais, les vivants, ceux d'aujourd'hui — pas ceux qu’on instrumentalise — sont pris en étau. D'un côté, l’antisémitisme réel, de l’autre, des défenseurs de façade qui les aiment surtout quand ils permettent d’exclure quelqu'un d’autre. Et les musulmans, eux, sont désignés comme l’ennemi intérieur, comme si porter un foulard revenait à brûler la République.
Et pendant ce temps-là, en Palestine, des enfants meurent. Des familles s’effondrent. Et ici, en France, on trie les morts comme on trie les pains au chocolat (ou chocolatine-encore un débat bien naze): selon la provenance, selon le nom, selon l’idée qu’on s’en fait.
Tout ça n’a rien à voir avec la laïcité. Et encore moins avec la spiritualité. Parce que dans toutes les grandes traditions religieuses — juive, chrétienne, musulmane — il y a d’abord une quête. Une soif de justice. De paix. De dépassement. Pas un appel à dénoncer son voisin. Pas une obsession de la jupe longue ou de la cantine sans porc.
Moi, je croyais à une France capable d’embrasser ses contradictions. Une France où la pluralité n’était pas un risque, mais une richesse. Où la République ne demandait pas d’oublier qui on est pour avoir le droit d’être là. Je croyais à une France qui se grandissait dans la diversité, pas qui se crispait dans le fantasme d’un passé inventé.
Ma France n’a pas de racine. C’est une forêt qui abrite. Elle devient un désert stérile qui exclut.

Sophie Velmincx